« Monsieur, je sais que vous avez fait une longue et très honorable vie, et toujours très constante en la sainte Église Catholique ; mais au bout de là, ç’a été au monde et au maniement de ses affaires. Chose étrange, mais que l’expérience et les auteurs témoignent ... il n’est pas possible que vivant au monde, quoi que nous le touchions que des pieds, nous ne soyons embrouillés de sa poussière. Nos anciens pères, Abraham et les autres, présentaient ordinairement à leurs hôtes le lavement des pieds (Gen 18,4) ; je pense, Monsieur, que la première chose qu’il faut faire c’est de laver les affections de notre âme pour recevoir l’hospitalité de notre bon Dieu en son Paradis. « Il me semble que c’est toujours beaucoup de reproche aux mortels de mourir sans y avoir pensé ; mais il est double à ceux que Notre Seigneur a favorisés du « Bien de la vieillesse » ... Il faut tout à l’aise dire ses adieux au monde, et retirer petit à petit ses affections des créatures.
Les arbres que le vent arrache ne sont pas propres pour être transplantés parce qu’ils laissent leurs racines en terre ; mais qui les veut porter en une autre terre, il faut qu’adroitement il désengage petit à petit toutes les racines l’une après l’autre. Et puisque de cette terre misérable nous devons être transplantés en celle des vivants, il faut retirer et désengager nos affections l’une après l’autre de ce monde. Je ne dis pas qu’il faille rudement rompre toutes les alliances que nous y avons contractées ; mais il les faut découdre et dénouer... Il se faut tenir prêts ; ce n’est pas pour partir devant l’heure, mais pour l’attendre avec plus de tranquillité.
« A cet effet, je crois, Monsieur, que vous aurez une incroyable consolation de choisir de chaque jour une heure pour penser, devant Dieu et votre bon Ange, à ce qui vous est nécessaire pour faire une bienheureuse retraite. Quel ordre à vos affaires s’il fallait que ce fût bientôt ? Je sais que ces pensées ne vous seront pas nouvelles ; mais il faut que la façon de les faire soit nouvelle en la présence de Dieu, avec une tranquille attention, et plus pour émouvoir l’affective que pour éclairer l’intellective.
« La sagesse et considération de la philosophie accompagne souvent les jeunes gens : c’est plus pour récréer leur esprit que pour créer en leurs affections aucun bon mouvement ; mais entre les bras des anciens, elle n’y doit être que pour leur donner de la vraie chaleur de dévotion.
« On dit qu’Alexandre le Grand, cinglant en haute mer, découvrit lui seul et premièrement l’Arabie Heureuse à l’odeur des bois aromatiques qui y sont ; aussi, lui seul y avait sa prétention. Ceux qui prétendent au pays éternel, quoique cinglant en la haute mer des affaires de ce monde, ont un certain pressentiment du Ciel qui les anime et encourage merveilleusement ; mais il faut se tenir à la proue et le nez tourné de ce côté-là.
« C’est bien assez, Monsieur, si ce n’est trop pour cette année, laquelle s’enfuit et s’écoule de devant nous, et dans ces deux mois prochains nous fera voir la vanité de sa durée, comme ont fait toutes les précédentes qui ne durent plus. Vous m’avez commandé que toutes les années je vous écrive quelque chose de cette sorte : me voilà quitte pour celle-ci.
« Je prie Dieu qu’il comble vos années de ses bénédictions, et suis d’une affection totalement filiale, Monsieur, votre serviteur plus humble et obéissant. »
Le 7 octobre 1604, à Sales. (EA 12, 329-332)